Ma Demoiselle,
Je suis sur le quai à regarder le parfait alignement des gréements et des
étraves. Le vent fait battre les cordages et grincer les poulies.
L’agitation tout autour de moi rend l'éloignement plus douloureux encore.
Vous m’aviez dit : « Je viendrai aux premiers jours d’été ».
J’ai tant de fois déjà parcouru le grand débarcadère.
L’été s’est enfui, les feuilles de l’automne ont
parsemé la route et ce matin, les premiers flocons de l’hiver qui s’annonce ont recouvert le sol. Piétinés par les chevaux et les hommes, ils ne sont plus maintenant que neige fondue aux reflets grisâtres. Le ciel est bas et triste. Les carrés de lumières aux fenêtres des cafés du port sont blafards et les cris des dockers retentissent à déchirer le silence sans fin qui brûle au fond de moi. Des bribes de conversations animées s’échappent dans les claquements de portes. De la fumée épaisse et des odeurs de tabacs se mêlent aux relents d'alcool. Puis de nouveau les embruns et les odeurs de mer.
J’avais un rêve. Un beau rêve et vous m’aviez promis.
Ici tout est si semblable et pourtant, tout est différent. J’ai rencontré des gens comme moi, comme vous, j’ai vu se dresser des courages immenses. J’ai vu tant d’océans et de voyages
contenus dans un seul regard.
En ce pays les étés sont comme nos étés de Bretagne. Les vagues en furie ressemblent à celles qui viennent se briser en pointe Finistère. Mais les hivers sont rudes. Je revois la robe de coton léger que vous portiez au beau printemps de notre rencontre, je revois vos joues rosies par le soleil et les longues promenades salées du bord de mer. Vos cheveux dansant dans le vent marin venaient frôler mon visage. J'en avais enroulé une
mèche autour de mon doigt. Cette image m’accompagne partout et parfois m'effraie. Que feriez vous ici ? Les hommes sont rudes comme les hivers… Mais leurs yeux portent au loin et s'embrument parfois dans un songe.
Quand la Capricieuse a été annoncée, j’ai espéré que vous seriez à son bord. La Capricieuse… J’avais dormi dans une chambre de la pension du port, et de la fenêtre, j’avais pu voir au loin ses voilures gonflées dans le petit matin, ses mâts dressés dans l'aube liquide qui se déversait au carreau de verre. Elles se découpaient, majestueuses dans le ciel incertain. J’avais espoir, j’avais bonheur au cœur.
Où êtes-vous ma Demoiselle ? Avez vous tourné votre regard vers d’autres yeux ? Avez vous glissé votre main dans une autre main ? Avez-vous peuplé vos rêves d'autres attentes ?
Vous m’aviez promis « Je viendrais aux beaux jours… »
Les beaux jours sont enfuis…
La maison pourtant est prête. J’ai coupé le bois pour l’hiver et tendu les fenêtres d'épais rideaux de drap.
J'ai trouvé du travail.
Mon regard en lui seul contient tous les serments, tous les éclats de rire aux tonnelles lointaines de nos premiers émois.
Vous m’aviez promis « Je viendrai ».
Viendrez-vous ?
Je vous attends.
Sur l’autre rivage.
Par delà l’océan