« Nous y sommes. »
par Fred Vargas
Nous y voilà ! Nous y sommes !
Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de
l'incurie de l'humanité,
Nous y sommes. Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l'homme sait le
faire avec brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu'elle
lui fait mal. Telle
notre bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités
d'insouciance.
Nous avons chanté, dansé.
Quand je dis « nous », entendons un quart de l'humanité
tandis que le reste
était à la peine.
Nous avons construit la vie meilleure,
Nous avons jeté nos pesticides à l'eau, nos fumées dans
l'air,
Nous avons conduit trois voitures,
Nous avons vidé les mines,
Nous avons mangé des fraises du bout monde,
Nous avons voyagé en tous sens,
Nous avons éclairé les nuits,
Nous avons chaussé des tennis qui clignotent quand on marche,
Nous avons grossi,
Nous avons mouillé le désert, acidifié la pluie, créé
des clones,
franchement on peut dire qu'on s'est bien amusés.
On a réussi des trucs carrément épatants, très
difficiles, comme faire
fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées
sous la terre,
déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces
vivantes, faire péter l'atome,
enfoncer des déchets radioactifs dans le sol ni vu ni connu.
Franchement on s'est marrés. Franchement
on a bien profité.
Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu'il est plus rigolo de
sauter dans*
un avion avec des tennis lumineuses que de biner des pommes de terre.
Certes.
Mais nous y sommes. A la Troisième Révolution.
Qui a ceci de très différent des deux premières (la Révolution
néolithique
et la Révolution industrielle, pour mémoire) qu'on ne l'a pas
choisie.
« On est obligés de la faire, la Troisième Révolution
? » demanderont
quelques esprits réticents et chagrins.
Oui !
On n'a pas le choix, elle a déjà commencé, elle ne nous
a pas demandé notre avis.
C'est la mère Nature qui l'a décidée, après nous
avoir aimablement laissés
jouer avec elle depuis des décennies.
La mère Nature, épuisée, souillée, exsangue, nous
ferme les robinets. De
pétrole, de gaz, d'uranium, d'air, d'eau.
Son ultimatum est clair et sans pitié :
Sauvez-moi, ou crevez avec moi (à l'exception des fourmis et des araignées
qui nous survivront, car très résistantes, et d'ailleurs peu
portées sur la danse).
Sauvez-moi, ou crevez avec moi.
Evidemment, dit comme ça, on comprend qu'on n'a pas le choix, on s'exécute
illico et, même, si on a le temps, on s'excuse, affolés et honteux.
D'aucuns, un brin rêveurs, tentent d'obtenir un délai, de s'amuser
encore
avec la croissance. Peine perdue.
Il y a du boulot, plus que l'humanité n'en eut jamais.
Nettoyer le ciel, laver l'eau, décrasser la terre, abandonner sa voiture,
figer le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre en partant,
veiller à la
paix, contenir l'avidité, trouver des fraises à côté
de chez soi, ne pas sortir la
nuit pour les cueillir toutes, en laisser au voisin, relancer la marine à
voile,
laisser le charbon là où il est ?
Attention, ne nous laissons pas tenter, laissons ce charbon tranquille !
Récupérer le crottin, pisser dans les champs (pour le
phosphore, on n'en a plus, on a tout pris dans les mines, on s'est quand
même bien marrés).
S'efforcer. Réfléchir, même.
Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude,
« être
solidaire » .Avec le voisin, avec l'Europe, avec le monde.
Colossal programme que celui de la Troisième Révolution.
Pas d'échappatoire, allons-y.
Encore qu'il faut noter que récupérer du crottin, et tous ceux
qui l'ont
fait le savent, est une activité foncièrement satisfaisante,
qui n'empêche en rien
de danser le soir venu, ce n'est pas incompatible.
A condition que la paix soit là, à condition que nous contenions
le retour
de la barbarie, une autre des grandes spécialités de l'homme,
sa plus aboutie -être.
A ce prix, nous réussirons la Troisième Révolution.
A ce prix, nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons encore.
Fred Vargas - Archéologue et écrivain
Texte envoyé par A. K
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(Il ne faut surtout pas perdre le fil… car c’est très subtil !)